Entretien avec Bernard Benattar : "Eléments d’une philosophie de la santé au travail en sortie de crise"
Depuis plus de 25 ans, Bernard Benattar intervient en conseil et formation dans les organisations publiques et privées de tous secteurs, auprès d’élus, de salariés, de dirigeants, de bénévoles. Ses principaux champs d’intervention sont le management des ressources humaines et les politiques publiques. Acteur de terrain, il a développé une « philosophie pratique » cherchant à concilier condition humaine et impératifs opérationnels. Plaçant le partage d’expérience et le dialogue au cœur de sa démarche, il a animé de nombreux débats sur les valeurs et l’éthique partagées, y compris pour la SFSP, et continue d’accompagner les organisations dans la construction de leur politique des ressources humaines (qualité de vie au travail, gestion des risques psycho-sociaux, positionnement, etc.) afin de (re)donner du sens à l’action collective et de « penser ensemble » leur raison d’être. Ses interventions réinventent des formes très diverses, de l’animation de séminaires à la conférence participative en passant par les randonnées philosophiques ou la réalisation de documentaires de médiation. Il est notamment coauteur de « Prendre soin », documentaire d’immersion dans le quotidien de quatre soignants évoluant dans les unités Alzheimer de maisons de retraite, sorti en novembre 2019. |
Depuis le début de la crise liée à la COVID-19, nous avons eu avec Bernard Benattar plusieurs conversations informelles autour des impacts de cette situation exceptionnelle sur les questions de santé au travail, dans des contextes aussi divers que celui des soignants en Ehpad et des salariés en télétravail.
D’échange en échange, il nous a semblé intéressant de partager avec vous ses réflexions sur ce sujet. Cet article est donc le fruit de nos conversations et a modestement pour vocation d’ouvrir des fenêtres de réflexion sur ce qui pourrait contribuer à une nouvelle conception de la santé au travail, après la crise.
En quoi les nouvelles formes de travail apparues dans cette crise questionnent la santé au travail ?
Qu’est-ce que cela veut dire « être en bonne santé » au travail, par le travail ? Et si la bonne santé au travail relevait en particulier de la nature de la responsabilité qu’on assume et de l’usage extensif de ses facultés ? A quelles conditions et à quel prix ?
J’ai échangé pendant le confinement à plusieurs reprises avec des professionnels d’Ehpad : aides-soignantes, infirmiers, médecins ou directeurs d’établissements. Je retiens de ces conversations, non pas des généralités, mais des inclinaisons remarquables, ici et là, des expériences et réflexions qui m’ont donné matière à penser. Ce qui a fait que, dans une situation pareille - éviter à tout prix que le virus entre ou, lorsqu’il est entré, éviter le pire, isoler, soigner...- on peut se sentir particulièrement vivant, particulièrement responsable et particulièrement fier de ce qu’on a fait. Pourquoi?
Cette situation de course contre la montre, contre le virus, contre la mort, a obligé les professionnels à faire certains compromis par rapport à des normes ou des règles habituelles ; mais, dans bien des cas, ils pouvaient assumer en conscience ce pourquoi ils faisaient ces compromis. En temps ordinaire, vouloir ou devoir appliquer au pied de la lettre les règles, les protocoles et les normes, dans un respect exclusif de la conformité, quand le cœur du métier se réalise dans l’intersubjectivité, est mission impossible, et bien souvent facteur de culpabilité. De plus, dans ces métiers du soin, choisis souvent avec un idéal « d’humanité », il n’est pas rare (par manque de temps, de moyens, de liberté de manœuvre) de se sentir en contradiction, dans ses actes quotidiens, avec ses propres valeurs. Beaucoup de soignants se reprochent, en temps ordinaire, impasses et manquements avec un sentiment latent et chronique de mal faire.
Il y a une différence importante entre « être en accord » et « être conformité » : l’accord relève d’une recherche de compromis acceptable, quand la conformité suppose la mesure constante des écarts d’adéquation à la norme. Un professionnel sait qu’il ne fait pas rigoureusement ce qu’il devrait faire, mais il se sent en accord avec lui-même et avec les autres lorsqu’il réalise « à peu près » ce qu’il peut faire, légitimé au sein d’un collectif uni, parce qu'en dialogue.
Cette situation de crise a créé de la nécessité - ce qui ne peut pas ne pas être - et une nouvelle hiérarchie des valeurs. Elle a, tendanciellement, obligé à se déprendre d’un « référentiel exclusivement normatif » de soins, au profit d’une éthique partagée et appliquée, qui fait appel au discernement, à des estimations contextuelles des situations et, par-là, à l'émergence de responsabilités pleines et entières.
En ce sens, la crise a sans doute permis dans certains cas de déjouer les deux grands principes structurants du travail salarié que sont la subordination et la division du travail.
Encore plus que d’habitude, c’est l’expérience de la vulnérabilité, à la fois du système et des personnes, qui a suscité la responsabilité individuelle et collective ainsi qu’une mobilisation inédite. Agir non par devoir (aussi riche et consenti soit-il) mais interpellé par l’expérience directe de la vulnérabilité à laquelle il s’impose d’apporter une réponse (un thème cher à la philosophie d'Emmanuel Levinas). Evidemment, cette situation de responsabilité « première » suppose de la désobéissance. Là où règne la nécessité, il n’y a plus de question qui se pose, sinon celle d’accepter cette nécessité. On obéit ainsi moins à son chef qu’aux exigences de l’expérience...
On m’a rapporté que, dans cette situation de crise, où tous les protocoles habituels étaient bouleversés et où chaque jour arrivaient de nouvelles règles, il y a eu une telle intensité d’engagement et de responsabilité que chaque professionnel et les équipes pouvaient se dire avec une indulgence nouvelle : « j’ai fait ce que j’ai pu », « on a réussi à sauver des vies, à repousser le virus, à maintenir de la vie joyeuse, malgré tout ». Tellement de situations ne correspondaient pas aux protocoles ; il a fallu inventer des solutions, innover, tout en respectant peu ou prou les consignes et les interdits.
C’est également un moment qui a pu créer un niveau de concertation et de dialogue bien supérieur à l’habitude, avec les collègues, quel que soit leur statut, mais aussi les résidents et leurs proches. On est sorti (provisoirement ou non) des « clans catégoriels » (qui s’observent et s’attendent) pour faire l’expérience d’une communauté solidaire : « il a fallu qu’on s’en sorte ensemble ».
Chacun a pu contribuer, donner son avis, questionner, intervenir, à sa mesure, au-delà de ses attributions formelles ou de son territoire de compétences contractuel, faisant corps non plus avec les « siens » mais au sein d’une équipe pluriprofessionnelle. Dans ce climat d’incertitude, où le savoir manque, chaque membre du personnel, pouvait être reconnu comme source de valeur, réel interlocuteur, l’agent de service hospitalier comme le médecin, en égalité de parole. L’engagement de chacun outrepassant naturellement le cadre institutionnel, les frontières de rôles deviennent poreuses.
En matière de santé au travail, un autre sujet de réflexion pendant cette crise concerne le télétravail. Dans ce contexte, selon vous, quelles sont les enseignements de l’expérience du travail à la maison que nous sommes nombreux à vivre ?
Loin de moi l’envie de faire l’apologie du télétravail (chacun chez soi), mais celle de repérer à partir de la diversité des expériences inédites du travail massif à la maison, ce qui permet de penser un travail « en liberté » de lieu et de temps, un supplément d'âme.
De télos en grec, qui voulait dire « la fin » ou « la cause finale », le sens du préfixe télé- a dérivé vers « à distance » ou « au loin », puis « de loin ». Le mot télé-travail (avec ou sans tiret) nous renvoie implicitement à ces ambiguïtés :
- - Travailler pour une cause lointaine jamais achevée, apporter modestement sa pierre à l’édifice,
- - Ou travailler à distance de l’objet de son travail ; c’est déjà le cas de tous ceux qui agissent par l'intermédiaire d’un écran et d’un clavier au bureau, en usine et même parfois chez un médecin en face de son patient, accaparé par les données à renseigner ou à consulter,
- - Ou travailler loin de son entreprise, de ses collègues, de son bureau,
- - Ou travailler de chez soi, d’un bureau d’emprunt, d’un café, d’un tiers lieu,
- - Et plus encore durant ce temps de confinement, travailler à la maison, dans le salon, la chambre à coucher ou au grenier.
Jusqu’à présent, le télétravail était le plus souvent un peu comme « une enclave bureaucratique » à la maison. Dans bien des cas, il fallait au salarié un accord formel sur le temps qu’il passerait chez lui « au travail », nécessairement limité, et une validation de son installation et de ses connexions. Il n’était pas rare d’avoir à pointer sur son ordinateur : rester connecté tout au long de son temps de travail était la norme.
Au dire des personnes (confinées en activité chez elles) avec lesquelles je me suis entretenu (notamment des salariés d’une administration), l’urgence de la situation, a créé une toute autre configuration. Même si le service informatique a pu permettre à l’ensemble du personnel, en deux jours, de continuer à « produire » partir de chez lui, chacun a pu le faire à sa manière, à son rythme tout en préservant son efficacité.
Mais, à la maison, on est généralement « mal installé », alors que le travail posté devant un ordinateur a fait l’objet depuis bien longtemps d’une recherche ergonomique - chaises, roulettes, souris, position de l’écran, casque - pour plus de confort et surtout de manière à prévenir les troubles musculosquelettiques (TMS). L’inconvénient c’est que ce confort fait bien souvent oublier de se lever et de bouger ! C’est alors le week-end qu’on sent venir sa lombalgie, une décompensation musculosquelettique en raison de la diminution de la tension mentale, me dit mon ostéopathe préféré. Est-ce encore le cas lorsqu’on travaille à la maison ? Certains sont restés « scotchés » à leur ordinateur, plus longtemps encore que d’habitude, attendant avec impatience le retour à la vie de bureau, émaillée de pauses, de rencontres, d'interpellations. D’autres ont goûté avec bonheur ce mélange des genres : bouger plus souvent, changer d’activité, alterner les différentes fatigues, travailler au moment le plus pertinent, s’occuper de son jardin, partager son travail avec ses enfants, son compagnon, sa compagne, ses colocataires, etc. En bref, user davantage de ses facultés, dans un univers sensoriel et affectif foisonnant, redonner de l’attention au corps vivant, etc.
Le clivage habituel professionnel / privé s’est estompé : le monde personnel qui habite chacun, a pu s’autoriser à pénétrer le monde du travail et inversement. Faire entrer le travail chez soi, c’est risquer de montrer ou de partager son ordinaire. Y parvenir sans honte et sans crainte de tout mélanger constitue probablement un facteur d’apaisement, lorsque le « trop de travail » rentre en conflit avec le « pas assez de famille ». Et puis, à distance, il a fallu réinventer les valeurs de proximité et de reconnaissance mutuelle. Prendre et donner des nouvelles a pris une intensité particulière. Et notamment de la part des managers, pour qui le « comment ça va ? » a cessé d’être une formule de courtoisie. Partant d’une légitime inquiétude, cette attention à chacun, a pris le pas sur les fonctions de contrôle. Un management par la considération, si souvent prônée, semble s’être développé naturellement. Pour un manager, le fait de s’adresser à son collaborateur alors qu’il est « chez lui », l’invite à s’intéresser à « qui » il est chez lui. La maxime kantienne : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité comme une fin, et jamais simplement comme un moyen », pourrait s’imposer non comme une morale mais comme une nécessité.
Et puis, travailler en échappant peu ou prou à la pression de l’urgence-contrôle, à l’abri ou privé des regards, travailler à son rythme, affranchi des horaires traditionnels de bureau, est-ce une incitation à plus d’autonomie, de prise de décision, d’initiative ? Oui bien sûr ! Non pas travailler en indépendance, mais assumer une responsabilité pleine et entière en interdépendance au sein d’un collectif. Ce chacun chez soi, pourtant dans une même communauté, travaillant à son rythme : voilà ce qui me fait penser à l’utopie idiorythmique dont parle Roland Barthes, dans la dernière séance du cours « Comment vivre ensemble » :
« Ce qui est désiré dans l’utopie idiorythmique, c’est une distance qui ne casse pas l’affect, c’est cette quadrature du cercle, une distance qui ne brise pas ou qui n’uniformise pas l’affect, [...] une distance pénétrée, irriguée de tendresse, un pathos où entrerait à la fois de l’eros et de la sophia. On rejoindrait ici cette valeur que j’essaie peu à peu de définir sous le nom de délicatesse, mot quelque peu provocant dans le monde actuel. Vivre ensemble selon la délicatesse voudrait dire vivre vis-à-vis des autres à la fois dans la distance et dans les égards, ce serait accomplir ou réaliser une absence de poids dans la relation et cependant une chaleur vive de cette relation et le principe de délicatesse, ce serait de ne pas manier l’autre, de ne pas manier les autres, de ne pas manipuler, de renoncer activement aux images des uns et des autres. »
Et après ? Nous n’avons pas du tout été logés à la même enseigne pendant ce confinement, nous n’en gardons pas les mêmes traces : comment va-t-on les partager, que va-t-on en faire ? Et comment gérer tous les désirs de changements par rapport à des situations qu’on trouvait avant insatisfaisantes ?
Liberté au travail, éthique partagée, responsabilité par l’expérience, sens du travail ravivé, confiance spontanée, contributions solidaires, porosité des rôles et des fonctions, pouvoir d’agir, reconnaissance par le travail plus que par la voie hiérarchique, communauté professionnelle idiorythmique, seraient quelques-unes de ces valeurs souhaitables que cette crise aura pu actualiser ici et là. Comment s’en saisir, souffler sur les braises ?
Au sortir de cette crise, les membres d’une même organisation vont se retrouver, porteurs d’expériences quasi antagonistes : entre les « présentiels » exposés et les « distanciels » confinés.
Comment les faire dialoguer dans leurs richesses, en assumant les comparaisons, les jugements de valeurs, tout en purgeant les ressentiments ? Comment reconstruire la confiance, la cohésion des équipes, partager les rêves et les utopies que cette crise a suscités et encourager le soutien mutuel ? Comment s’appuyer sur les actions positives et solidaires qui se sont développées pendant le confinement, aussi minimes soient elles, aussi flagrantes soient-elles ? Comment se demander ensemble comment on a tenu chacun et ensemble, qu’est ce qui a fonctionné ?
La réponse à ces questions relève bien sûr de la mise en place de modalités d’accompagnement psychologique et de temps de débriefing organisationnels.
Mais il convient aussi probablement de travailler la question du ressourcement et de l’activation de ces valeurs de manière pérenne et à travers toute l’organisation : inventer des médiations créatrices, imaginer des tiers lieux qui renouvellent les règles du jeu pour se parler en égalité de parole, des nouveaux espaces de débat collaboratif et de réélaboration des critères communs.